QUAND Jeanne s’était réveillée, elle avait retrouvé Roland à son chevet. Vêtu d’une combinaison vert pâle, il se penchait vers elle en souriant. Il était jeune et beau, comme elle l’avait vu à son arrivée, tranquille, sûr de lui, équilibré. Elle l’avait regardé froidement, avec une objectivité dont elle s’était étonnée, comme un objet familier qu’on a posé avant de s’endormir sur la table de chevet. Un objet qu’on aime, mais un objet.
Elle se sentait extrêmement intelligente et lucide, reposée, sans émotion. Elle regardait Roland, elle cherchait dans ce visage de trente ans le regard de l’homme de cinquante ans que, malgré tout, il était. Ce qu’il avait acquis dans ces années passées. Ce qu’il avait perdu. Elle vit qu’il était devenu expérimenté, raisonnable. Satisfait…
Quelque chose s’était éteint dans ses yeux : l’inquiétude et l’élan pour s’en arracher…
Elle vit cela clairement, alors qu’elle ne connaissait pas le secret de l’île. Elle le devinait à peu près, mais n’en avait encore rien appris. Elle se sentait prête à tout apprendre et tout comprendre, à accepter le monde avec ses surprises et toutes ses scories.
— Tu m’as droguée ? dit-elle.
Il dit « oui ».
— Une piqûre, avant que tu te réveilles…
Juste pour te permettre de voir et d’entendre dans le calme. Ça ne durera qu’une journée. Ensuite tu seras de nouveau toi-même… Et personne n’interviendra plus jamais dans ta vie sans que tu le désires. Je t’en donne ma parole. Tu es entrée ici au pays de la liberté.
Il lui montra comment se servir du téléphone. C’était simple : il suffisait de décrocher, et de dire le nom de la personne qu’on désirait obtenir, comme au bon vieux temps des « demoiselles ». Mais la « demoiselle » était électronique. Elle connaissait le nom de chaque habitant de l’île, prononcé avec tous les accents. Elle était capable de le retrouver où qu’il fût. Elle prenait la commande du petit déjeuner. Celui-ci fut servi sur un chariot, comme dans un palace. Mais le chariot arriva tout seul, par une petite porte basse qui s’ouvrit avec une note de flûte dans le mur près du lit. Pendant que Jeanne mangeait, Roland lui expliqua rapidement la nature de la découverte de Bahanba. Puis il sortit l’attendre près de la fontaine. Elle essaya de réfléchir en faisant sa toilette et en s’habillant. Mais il semblait que dans son cerveau les fonctions de déduction et de synthèse fussent endormies. Elle pouvait apprendre, enregistrer, connaître, objectivement. Elle ne pouvait pas considérer ni conclure.
La baignoire s’emplissait par le bas, en quelques secondes, sans bruit. Il y avait aussi, dans une niche verte et dorée de la salle de bains, une douche circulaire, à jets horizontaux, des chevilles aux épaules. Jeanne la prit glacée, dans l’espoir de se laver de cette tranquillité artificielle. Mais rien n’y fit. Elle se sentait protégée de toute opinion et de tout sentiment par une carapace invisible, comme si elle se fût déplacée, dans la pluie, entourée d’un cylindre imperméable transparent.
Ne pouvant s’en débarrasser, elle joua le jeu, et l’accepta.
Elle trouva dans un placard mural des sous-vêtements pratiques sinon très élégants. Ils étaient, malgré tout, moins spartiates que ceux de l’Air Force, avec lesquels elle était arrivée. Des combinaisons de plusieurs tailles, semblables à celle de Roland, pendaient à des cintres, noires avec des parements bleu vif, toutes pareilles. Elle revêtit celle dont la taille lui convenait, et alla rejoindre Roland sur la placette.
Il l’attendait assis sur la margelle de la fontaine. Un chat roux repu dormait sur ses genoux. Des oiseaux inconnus jouaient dans le laurier-rose. Il y avait dans l’air une odeur fraîche de campagne sous la rosée d’été et le bruit de la fontaine était un bruit de paix et de vacances. Roland dit à Jeanne que maintenant tout le monde, en la voyant, saurait qu’elle était médecin. Chaque discipline, manuelle ou intellectuelle, se distinguait par la couleur ou un détail de vêtement, comme dans les villages au temps de la civilisation des métiers.
— Ce n’est pas obligatoire… Rien n’est obligatoire. C’est simplement un renseignement qu’on donne sans attendre qu’il soit demandé, ça simplifie la vie, ça casse un peu le mur entre les uns et les autres…
Elle hocha la tête, elle comprenait parfaitement, c’était très bien. Roland était très gentil… Elle lui donna des nouvelles de sa femme, devenue grasse, pharmacienne, riche et veuve. Il sourit et dit qu’il en était heureux pour elle. Après une seconde de silence il ajouta :
— J’avais complètement oublié son existence !…
— Et moi, tu m’avais oubliée ?
— Toi ? Non !… Jamais voyons !…
Il avait protesté avec le même ton que si elle lui avait dit : « Tu as encore oublié tes tickets de métro… »
C’était si spontané, si terrible, que malgré la drogue elle sentit une lame tranchante, une lame glacée, traverser toutes les années qu’elle venait de vivre, percer le blindage d’optimisme chimique, et arrêter, juste en cet instant et en ce lieu, sa pointe aiguë au milieu de son cœur.
La douleur ne dura pas. La blessure se referma aussitôt, anesthésiée. Jeanne retrouva son indifférence tranquille, et sa respiration. Il lui dit :
— Viens, on va visiter la baraque… Tu ne verras pas tout aujourd’hui… Mais au moins l’essentiel.
Il se leva et but à la fontaine. Il lui offrit de l’eau fraîche dans ses mains. Elle refusa. Un oiseau bleu au jabot jaune, l’air malin comme un merle, se posa sur le poignet de Roland, y enfonça bien ses ongles pour assurer son équilibre, but dans la coupe des deux mains, secoua la tête en projetant des gouttes et s’envola avec un coup de sifflet narquois. La placette, sur laquelle ouvraient plusieurs portes d’appartements, s’épanouissait à l’extrémité d’une ruelle un peu ascendante, comme une fleur au bout d’une tige. Tandis qu’ils descendaient vers le centre de l’île elle demanda :
— Tu vis seul ?
Elle posait la question avec indifférence, simplement pour être renseignée. Il répondit :
— Personne ne vit seul longtemps ici… Personne, non plus, ne vit longtemps avec le même ou la même partenaire. Aucun être humain ne peut envisager de rester toute sa vie auprès du même homme ou de la même femme, quand il sait que sa vie durera mille ou peut-être dix mille ans, peut-être plus… Ici le mot toujours signifie vraiment quelque chose… Alors personne n’ose plus le prononcer… Les couples se font et se défont sans complications ni amertume, et parfois se refont. Il y en a même qui durent… Les enfants savent qui est leur mère, dont ils portent le nom, mais qui est leur père, rarement. Nous les aimons tous, chaque homme est le père de chaque enfant…
Ils avaient débouché dans une grande place ronde qui ressemblait à la fois à un marché de Provence et à un hall d’aéroport. Il y avait partout des éventaires de fruits superbes, qui croulaient hors des paniers avec des feuilles et des branches, et des étalages délicats de produits de luxe ou de nécessité. Entre les étalages s’ouvraient les portes des ascenseurs d’où sortaient et où entraient sans hâte des hommes et des femmes vêtus de toutes couleurs et qui semblaient avoir tous les âges. Mais Jeanne remarqua qu’ils avaient, quelles que fussent leur race et l’apparence ridée ou non de leur visage, une commune fraîcheur de teint, une jeunesse de sang et de peau égale pour tous. Parmi les adultes en vêtements multicolores, des enfants nus couraient et jouaient. Il y avait beaucoup d’adultes et beaucoup d’enfants. Jeanne constata :
— Vous êtes très nombreux…
— Nous habitons un espace limité. Nous sommes comme les passagers d’un navire. Il est grand, mais complet… À la limite de la surcharge. C’est pourquoi nous avons cessé il y a dix ans de faire des enfants. Nous avons dû stopper totalement notre croissance. Nous ajoutons des produits anticonceptionnels à la nourriture préparée chaque jour. Toutes les femmes en absorbent sans avoir à y penser, et restent infécondables…
En passant près des étalages, les adultes et les enfants prenaient une grappe de raisin, une poignée de cerises, une paire de bas, des cigarettes… Ils ne payaient pas, il n’y avait pas de marchand pour surveiller la marchandise, il n’y avait pas de marchandise : il y avait des fruits, des fleurs et des objets, offerts à ceux qui en avaient besoin ou envie.
— Tu n’as pas répondu à ma question, dit Jeanne.
— Quelle question ?
— Est-ce que tu vis seul ?
Il s’arrêta et lui fit face. La foule se déplaçait autour d’eux comme dans une station de métro à l’étage des correspondances, mais avec un décor d’opérette provençale, et des costumes de 24 heures du Mans, quartier des mécaniciens.
— Je suis seul depuis que je sais que tu dois arriver… Je me suis séparé de Lony. Je vivais avec elle depuis quelques mois…
— Tu t’es séparé d’elle à cause de moi ?
— Plus exactement : nous nous sommes séparés…
— Tu as fait ce sacrifice ?
Il sourit :
— Il n’y a pas de sacrifice !… Elle sera aussi heureuse avec un autre qu’avec moi…
— Et toi aussi ?
Il cessa de sourire et répondit après un court silence :
— Ce qu’il faut, c’est que toi, tu sois heureuse…
— Quel âge a-t-elle ?
— Lony ?
— Oui…
— L’âge, ici, tu sais…
— Quel âge a-t-elle l’air d’avoir ?
Il lui glissa une main sous le bras et l’entraîna tranquillement vers un ascenseur. Il essayait de garder un air dégagé, comme si rien de tout cela n’avait d’importance.
— Elle avait quatorze ou quinze ans quand elle et arrivée des États-Unis avec ses parents… Elle s’est stabilisée à dix-huit ans…
— Stabilisée ?
— C’est le mot que nous employons… Le JL3 laisse pousser tout ce qui vit jusqu’au sommet de son épanouissement, et l’empêche, après, de descendre la pente. Et ce sommet de l’épanouissement, que ce soit chez les végétaux ou les animaux, c’est toujours l’âge de l’amour…
Pour les plantes, c’est la fleur. Qu’est-ce que c’est une fleur ? C’est le sexe de l’arbre ou de la plante. Ou, le plus souvent, à la fois les deux sexes, mâle et femelle. Quand la fleur s’épanouit, son parfum, ses couleurs, sa beauté, c’est l’explosion de joie de la plante qui fait l’amour. Un pommier de Normandie, au printemps, se fait l’amour par cent mille fleurs. Comment peut-on croire que les plantes n’ont pas de sensibilité quand elles expriment d’une façon si fantastique la plus grande joie du monde ?
Il pensa, tout à coup, que ce qu’il était en train de dire était peut-être atroce pour la femme qu’il tenait par le bras et qu’il conduisait à travers la foule mobile et les enfants courant. Elle avait connu, avec lui, cette joie florale, charnelle, si enracinée et déracinée, cette joie cosmique qui venait du fond des temps avec la vie et traversait les couples comme le feu d’une étoile, vers l’avenir. Et pendant qu’il lui parlait elle devait se dire qu’elle ne connaîtrait plus jamais cela. Et il se rendit compte que lui non plus, depuis qu’il l’avait quittée, n’avait plus rien connu de semblable. Lony, les autres, ce n’était pas la lumière, ce n’était pas le feu, ce n’était pas l’amour. C’était seulement le jeu et la joie rapide, comme le train qui passe sur la voie, la secoue et l’ébranle, mais n’y laisse aucune trace…
Il ne lui laissa pas le temps de réfléchir, ni à lui-même. Il fit de la main gauche un geste léger, et continua, sur un ton un peu professoral, comme un maître qui a écarté la question gênante d’un élève :
— Pour que le fruit naisse, il faut que la fleur se fane, meure et disparaisse. Le fruit, la graine, c’est déjà la déchéance, c’est le déclin d’un être qui cède la place à un autre. La germination, ce n’est pas seulement une naissance, c’est une mort… C’était ça, le sens du mythe d’Adam et Ève : la pomme, c’est la chute… Adam et Ève devaient rester des fleurs. Ce n’est plus possible, même ici, pour les hommes ni pour les animaux. Mais c’est devenu possible pour tout le règne végétal. Le JL3 ne permet pas que la fleur se fane et meure. Il arrête sa transformation avant la première seconde où elle va commencer à vieillir. Tous les fruits que tu vois nous sont envoyés par le monde. Nous ne pouvons en produire aucun. Dans notre Paradis, aucun fruit ne peut naître. Mais nos fleurs sont immortelles.